La question de la culture n’est pas celle du ministère
Amazon, Éducation nationale et critique sociale
Par le groupe des 451 pour les métiers du livre
Tribune publiée dans Le Monde en date du vendredi 21 mars 2014 sous le titre « La loi anti Amazon ne règle rien »
La loi « anti-Amazon » présentée par le ministère Filippetti (qui ne sera vraisemblablement discutée au niveau européen qu’en septembre 2014) a été accompagnée de déclarations émues pour la défense du livre et de ses métiers, dans un front uni du gouvernement, des libraires et des éditeurs. En proposant d’interdire au géant de la vente en ligne de cumuler les 5% de remise légale et la gratuité des frais de port, l’exception culturelle française entend résister à l’hydre aux mille serveurs venue du Nouveau Monde. Les apparences sont sauves.
Les apparences seulement, car cette mesure n’est en somme qu’une rustine posée à la va-vite sur la seule idée du Parti socialiste en la matière depuis quarante ans : la loi Lang, fixant un prix unique aux livres et atténuant ainsi les effets de concurrence. Sans cela, la situation du livre en France serait depuis longtemps semblable à celle des autres pays européens : majoritairement vouée à la concurrence mondialisée par internet et perdant peu à peu forme et contenu, comme les fruits prétranchés, cultivés hors-sol et cellophanés d’un Macdonald’s. Mais cette loi, à l’allure généreuse, n’aurait pourtant eu que peu d’effets si elle ne s’était accompagnée d’une injection permanente de fonds publics et d’ingénieux procédés comptables : en ce qui concerne les librairies par exemple, la possibilité de retourner les invendus au distributeur permet de limiter considérablement les pertes. Pour le dire autrement, l’argent tourne en rond, et si la chaîne du livre n’a pas vocation à générer des bénéfices faramineux, elle a pourtant su charmer les banques et les grands groupes financiers en sécurisant leurs investissements.
Avec ses à-côtés, La loi Lang a ainsi permis d’équilibrer le nombre de best-sellers industriels avec celui des risques éditoriaux – et au château de cartes de ne pas s’effondrer. La librairie de quartier a survécu en même temps que les grands groupes se sont immiscés dans le secteur du livre, à l’image de Lagardère dont le capital circule librement entre des hélicoptères militaires et les meilleures ventes d’Hachette, Fayard, Grasset, Stock, etc.
Or à propos de ce grignotage de la culture et de l’édition françaises par des multinationales à la pointe du libéralisme, les socialistes n’ont rien dit ni fait. Pas plus qu’ils n’ont élevé la voix quand la vente en ligne et la numérisation sauvage de tout ce qui avait un potentiel commercialisable se sont imposées. Et c’est en sauveur de l’emploi qu’Amazon a été accueilli en France, malgré son marketing agressif, sa robotisation à outrance d’une main d’œuvre domestiquée par l’intérim et ses évasions fiscales boostées par les exonérations d’impôts.
Au cours de l’enquête menée par le groupe des 451 depuis un an sur les métiers du livre, il apparaît que l’obligation de payer les frais de port imposée au richissime Jeff Bezos vient un peu tard. Aujourd’hui, tous les diffuseurs-distributeurs et tous les éditeurs, du plus petit et indépendant au plus gros et vorace se retrouvent avec la même corde au cou. C’est cet état de fait que tout le monde feint d’ignorer dans le secteur du livre : la menace du client unique s’est concrétisée – la part d’Amazon dans la vente des fonds (c’est-à-dire hors nouveautés) oscille entre 40 et 70%, en France, comme partout dans le monde. Un point de non-retour a été franchi : la création littéraire et la critique se retrouvent dans une situation inédite d’allégeance vis-à-vis d’un seul et unique vendeur, lequel peut désormais, selon son bon vouloir, augmenter ses marges et infléchir les choix des diffuseurs et des éditeurs.
Après avoir conquis le marché de la vente, Amazon prévoit de s’approprier celui de l’édition en remplaçant les livres par des tablettes numériques (Kindle). Or, malgré d’importants efforts en communication et d’incommensurables dépenses publicitaires, les pratiques de lecture n’évoluent que timidement vers le numérique en France (5% des lecteurs selon le ministère de la Culture, dont 3,8 via des programmes publics). Pour qu’Amazon voit son rêve réalisé, il faudra attendre les effets du gouvernement actuel qui, en même temps qu’il peine à faire payer ses timbres à Amazon, prépare l’école à « entrer dans l’ère du numérique ». Le projet d’un enseignement 2.0 de M. Peillon suit en cela celui initié par M. Hollande lorsqu’il était président de région en Corrèze et qu’il offrait des iPads et des ordinateurs portables à tous les collégiens et lycéens de son fief, grâce aux fonds publics.
Telle est la grande idée du Parti socialiste pour la culture, plus de quarante ans après celle de M. Lang. Pas de défense des métiers du livre, pas de réforme conséquente de l’éducation, pas d’action courageuse contre les injustices sociales liées aux inégalités de territoire. L’effort se veut concentré sur le miracle de l’high-tech, l’achat de tablettes et autres logiciels pour la gestion des flux d’élèves, soit 10 millions de jeunes clients potentiels pour l’industrie numérique. Déjà aujourd’hui, les enseignants, soumis à l’ENT (Environnement numérique de travail), doivent s’adapter en hochant de la tête à cette intrusion décomplexée de l’entreprise dans l’école, quels que soient les problèmes liés à leur équipement défectueux, à l’absence de formation, à la médiation de leur mission pédagogique par des machines ou aux problématiques sociales de leurs élèves.
Or à mesure que le stand numérique du salon du livre grossit chaque année, se joue l’avenir du livre et, avec lui, celui de certains modèles de transmission, d’apprentissage, de concentration, d’éveil, de recherche et de rythmes de pensée. Si les livres viennent à disparaître des écoles, qu’adviendra-t-il de la temporalité qu’ils contiennent dans leurs pages et des relations humaines qui s’y tissent ? Une sourde révolution culturelle est en cours qui détermine à la fois les capacités cognitives et le potentiel critique de la jeunesse d’aujourd’hui et de demain en les soumettant aux exigences d’efficacité et de rapidité véhiculées par le numérique. Devant une telle situation, ce n’est pas à Mme Filippetti ni à M. Peillon de dire ce que doit être ou ne pas être la culture, mais c’est aux communautés de parents, de lecteurs, d’élèves, d’enseignants, de libraires, d’éditeurs, de diffuseurs, d’imprimeurs, d’auteurs, etc., de penser des organisations mutualistes et coopératives qui soient à même de conserver le peu d’indépendance qui nous reste, et de fabriquer la société de demain, avec une technologie remise à sa place.